S'incliner
"Le droit d’exister est le point de départ pour tout. C’est reconnaître l’existence d’une personne en tant que personne. Non pas parce que cela m’arrange, ni parce que cette personne satisfait mes espérances, mais parce qu’elle est là. (...) Depuis ce droit d’existence intangible, depuis ce lieu dont je ne peux être délogé, et vous non plus d’ailleurs, je peux reprendre pied dans le monde, agir, trébucher, rencontrer la beauté humaine, être profondément blessé, et surtout vivre, vivre intensément avec tout ce que cela implique, le beau et le laid, la joie et le tragique de ce qu’est l’essence même de l’humain. ."
Edel Maex publie régulièrement de très beaux textes sur son blog. Grâce à l'aide généreuse de bénévoles, nous avons entrepris de les traduire en français afin d'en faire profiter un plus grand nombre. Merci à Anne-Marie qui a traduit ce billet.
Dans notre groupe zen, nous avons l’habitude de nous incliner, d’abord vers nos coussins, puis vers chacun d’entre nous, et ensuite d’aller nous asseoir. C’est un rituel simple. Les nouveaux arrivants sont souvent surpris et nous demandent la signification de ce rituel. Une des caractéristiques du bouddhisme est la signification, le sens donné à chaque rituel. Nous n’accomplissons pas ces gestes par habitude ou pour nous plier à une convenance.
Pour les Occidentaux modernes que nous sommes, s’incliner est difficile. C’est comme s’il fallait se soumettre à une haute autorité. Mais on peut s’incliner devant et s’incliner vers. Alors que s’incliner devant est un signe de soumission, s’incliner vers est un geste de respect, de reconnaissance. Dans notre groupe zen, nous faisons uniquement des inclinaisons vers. Si je m’incline vers mon coussin, je me donne à moi-même le droit d’exister. En nous inclinant les uns vers les autres, nous reconnaissons réciproquement notre droit d’existence.
Le droit d’exister est le point de départ pour tout. C’est reconnaître l’existence d’une personne en tant que personne. Non pas parce que cela m’arrange, ni parce que cette personne satisfait mes espérances, mais parce qu’elle est là. Par le salut à notre propre place et aux personnes présentes, nous exprimons cela délibérément. Après la méditation, nous récitons ou chantons: « Les êtres vivants sont innombrables mais je fais le vœu de tous les libérer ». La première chose dont je dois délivrer les autres (et moi-même), c’est l’exigence de répondre à mon plan, à mon besoin. Libérer l’autre, c’est avant tout reconnaître l’autre comme autre.
C’est une illusion de penser qu’un autre, ou moi-même, pourrait répondre à mes espérances. Non pas à cause de l’imperfection de l’autre ou de moi-même, mais bien parce que mes désirs sont sans fin. L’autre ne remplira jamais ce grand vide en moi, ce puits sans fond, ce manque infini. C’est pour cela que les relations se brisent. Nous espérons que l’autre nous rendra heureux. Parfois, on se le promet l’un à l’autre. Mais cela n’arrivera jamais. Vivre ensemble, ce n’est possible qu’à la condition que l’autre puisse être autre et reconnu comme tel. C’est très fragile. Il suffit d’un qui ne s’y tienne pas, et on se sent étranger chez soi.
Dans le groupe aussi: il suffit d’un qui réclame toute l’attention sans avoir d’attention pour les autres, et il n’y a alors plus d’espace pour la vulnérabilité. Dans la vie en société également: il suffit d’une personne en possession d’une arme et c’en est fini de la sécurité dans les rues. Nous sommes dépendants les uns des autres.
Nous pourrions considérer que tout ce que nous affirmons ici à propos du droit d’existence relève du monde des chimères et nous promener tous, au propre ou au figuré, avec des armes. Nous vivrions alors dans une guerre perpétuelle. Ou nous pourrions, peut-être contre toute évidence, recommencer toujours, échouer, et à nouveau se donner une chance. C’est ce que nous exprimons par le geste rituel du salut. Chaque fois. Et c’est pourquoi nous disons : « Je promets de tous les libérer. » C’est un choix.
Ensuite nous nous asseyons sur notre coussin et nous donnons le droit d’être à tout ce qui advient, à nos pensées, nos émotions, notre corps. Rien n’est exclu. Cela englobe aussi l’image que nous avons de nous-mêmes, l’image que nous avons des autres, les attentes que nous avons envers nous-mêmes et envers les autres. Si tout a le droit d’exister, aucune de ces sensations n’est exclue. Nous donnons le droit d’exister, mais pas le droit d’exclusivité. Nous ne nous y identifions pas.
Selon certaines traditions bouddhistes, la reconnaissance de soi constitue un tabou intégral. Le soi, l’ego sont considérés comme un obstacle sur le chemin vers l’illumination; la soumission radicale au professeur, telle est la voie vers la libération de soi, et la mort de l’ego le but de la pratique. Là, on s’incline à nouveau devant. A mes yeux, c’est une forme de violence. Notre ego aussi a le droit d’exister, simplement exister, sans exclusivité.
Je ne peux être pour les autres que ce que je suis pour moi-même. Je ne peux reconnaître l’existence de l’autre que si je reconnais d’abord ma propre existence. Selon mon expérience personnelle, la plus grande difficulté à cet égard est le chagrin de ne pas s’accepter soi-même. M’accepter tel que je suis signifie aussi accepter ma tristesse et ma douleur. Parfois cela devient tellement envahissant que l’on s’isole. C’est ce que j’ai ressenti dans ma vie et c’est ce que je vois souvent chez les autres. Dans ma crispation à garder le chagrin à distance, j’étais devenu dur et impitoyable tant pour moi que pour mon entourage. Ce n’est qu’en apprenant à méditer que j’en ai pris conscience, ce qui a rétabli le flux. Ceci ne peut s’opérer qu’au moyen d’une compassion sans borne.
Depuis ce droit d’existence intangible, depuis ce lieu dont je ne peux être délogé, et vous non plus d’ailleurs, je peux reprendre pied dans le monde, agir, trébucher, rencontrer la beauté humaine, être profondément blessé, et surtout vivre, vivre intensément avec tout ce que cela implique, le beau et le laid, la joie et le tragique de ce qu’est l’essence même de l’humain. C’est pour cette raison que dans notre groupe nous avons l’habitude de ne pas nous incliner en quittant le zendo : nous ne partons pas, nous n’abandonnons rien derrière nous.