Emergences - jouer dans l'instant
4

L’art de jouer dans l’instant

Avant de découvrir la pleine conscience, je sentais dans mon quotidien de musicienne classique professionnelle que quelque chose manquait. J'étais toujours à la recherche de quelque chose que je ne pouvais expérimenter qu'occasionnellement ou avec d'excellents orchestres : une sensation de voler, de jouer sans effort, de joie pure et de connexion profonde avec mes partenaires musicaux et le public. J'étais frustrée du caractère très aléatoire de ce phénomène, qui me semblait être considéré dans notre domaine comme une question de charisme naturel ou de chance.

Quelques jours après avoir donné mon récital de fin de Master au Conservatoire, j’ai été agressée. Les blessures consécutives m’ont forcée à arrêter le violoncelle pendant quelques semaines. À la faveur de cette pause forcée, plusieurs discussions et recommandations récentes, qui ne trouvaient pas leur place dans le tumulte du quotidien, ont eu l’occasion de faire surface. Parmi ces recommandations, des livres sur l'instant présent, et le conseil de rencontrer Yves Cortvrint, alto solo à La Monnaie. L’on m’avait rapporté qu’il proposait une méthode pour apporter de l’instant présent dans le jeu musical, que cela aidait avec le stress. L’on verra plus tard que la proposition n’est pas du tout de tenter une quelconque - et surtout illusoire - éradication du stress. Lorsque j'ai pu recommencer à jouer du violoncelle, je me sentais très vulnérable et ne savais pas vraiment par où commencer. Non sans la sensation d’aller voir un “psy des instrumentistes”, j’ai contacté Yves pour prendre un cours avec lui.

Le premier cours peut se résumer très facilement : à la fin de la séance, je me sentais pousser des ailes comme si j’étais Jacqueline Du Pré (enfin, version Solène Beaudet, pas aussi stratosphérique et peut-être avec un peu moins de vibrato dans Haydn). Cela allait me prendre beaucoup de temps pour comprendre ce qui se passait, et pourquoi, et comment.

Ce que j'ai d’abord particulièrement apprécié dans l’approche offerte par Yves, appelée maintenant EnManDo,  c'est que j'ai été reçue dans un cadre de non-jugement total. 

Yves ne s'est pas soucié - pas du tout - de la qualité de mon jeu. C’est extrêmement rare dans notre milieu ! Comme il le dit souvent, il n'est pas sourd, mais il n'est pas là pour étiqueter ou juger. 

Cette posture change tout : en l’offrant à la personne venue se livrer, on lui donne le cadre indispensable pour l’accès à son être débarrassé de tout parasite.

En musique, l’on a tout à fait intériorisé et accepté le fait de considérer que les capacités soient très différentes d’une personne à l’autre, sous le seul prétexte d’un mystère appelé “don”. Bien sûr, l’on sait que tout le monde n’a pas les mêmes possibilités, dépendant de leur corps, de leur entourage , de leur environnement culturel. La philosophie d’EnManDo, de ma compréhension, serait de dire que le delta de compétence d’une personne à l’autre dépendrait plus d’une capacité à tirer le meilleur parti de ce que nous avons en nous que d’une bonne fée au-dessus de notre berceau. Et que cette capacité est accessible en plongeant à l’intérieur de soi pour la libérer. 

Permettre à 100 % de notre potentiel actuel (pas celui d’hier, pas celui de demain) de se déployer, c’est une posture quasiment subversive, car cela questionne les notions de don ou de charisme, dans un paysage où elles sont à la fois une marque de fabrique et un argument de vente !

Ce qui est effrayant, c’est de constater que la plupart du temps, nous nous résignons souvent à l’utilisation d’une partie très faible de nos capacités, dérangés que nous sommes par tant de parasites extérieurs. 

Mais comment cela se passe-t-il concrètement, alors ?

EnManDo propose d’accorder notre premier instrument, le corps - et l’esprit, si j’ose dire - avant notre instrument de musique. La guidance qui est proposée amène par exemple généralement en premier lieu à prendre conscience de la respiration, du contact avec le sol et l’environnement autour de soi. Elle se développe ensuite de manière plus pointues selon ce qui se montre. En s’accordant à son instrument-corps, l’on entre dans un état d'être différent, avec beaucoup plus de potentiel au bout des doigts que si l’on avait simplement pris l’instrument et commencé à jouer. En se concentrant sur ces éléments, l’on donne la possibilité aux craintes des passages difficiles à venir et aux vos frustrations liées aux notes manquées par le passé de passer au second plan. Cela ne veut pas dire que ce sera le cas, mais il y a une porte ouverte, qui laisse plus de place à la musique. 

Lorsque ces mécanismes vertueux sont en marche, les possibilités commencent à sembler infinies : l’instrument-corps étant aussi bien accordé que l’instrument-violoncelle, l’on se retrouve avec une montagne de possibilités techniques et musicales que l’on n’aurait jamais soupçonnée. C’est sur cette base là que le travail et la créativité peuvent s’ancrer.

Au début, j'étais très frustrée parce que ce que j’expérimentais avec Yves en cours était spectaculaire, alors que de retour chez moi la magie avait disparu. Cela s'est amélioré au fur et à mesure que j'acceptais que, d'une part, il faut beaucoup de pratique pour apprendre quelque chose que l'on ne vous a jamais enseigné auparavant et que, d'autre part, la présence d'autres personnes dans le même état d'être est un puissant catalyseur.

Un des éléments qui m’a permis d’approfondir ma pratique d’EnManDo fut de commencer la pratique de la pleine conscience, grâce à un programme de pleine conscience de 8 semaines proposé par Emergences.

Le fait d’élargir ma pratique de la présence du violoncelle vers la vie quotidienne a été un tournant pour moi. Bien sûr, il ne s'agit pas de devenir une experte en méditation, et si c’était une discipline avec des appréciations et des notes, je pourrais dire que je suis assez médiocre. Par contre, je sais que j’ai toujours accès à l’instant présent, si je le souhaite, grâce à ma respiration. C’est un précieux réconfort que je suis heureuse d’avoir à portée de souffle en tout temps.

La pleine conscience m’a aussi énormément guidée lorsque j’ai commencé à avoir une pratique assez utilitariste de ces nouveaux savoirs qui m’avaient été transmis : je pratiquais EnManDo dans l’idée d’améliorer mes performances violoncellistiques, et je méditais pour essayer de gérer des situations stressantes ou des émotions débordantes. C’est quand même un comble, d’utiliser une méthode de non-jugement pour essayer de me hisser en première place des concours, et d’utiliser la pleine conscience pour devenir la plus resistante possible à l’intensité de mes émotions tout en évitant le burn-out. J’imagine que vous vous en doutez; cela ne fonctionnait pas du tout ! 

Quand nous donnons le micro à notre corps et à notre esprit, nous ne pouvons pas prédire ce qui va se passer : vont-ils se calmer après avoir été entendus, ou vont-ils continuer à exprimer leur malaise ? J’ai appris qu’il en va de même pour la mise en pratique de la présence au champ musical : se relier à ce qui se passe “dedans”, ce n’est ni une baguette magique ni une recette , car, par définition, cela ne peut pas être une stratégie orchestrée par le mental qui essaie de contrôler la situation.

À ce jour, c’est encore une contemplation effrayante pour mon mental que de constater que la seule chose à faire est de ne rien faire. Juste un instant après un autre, après un autre, après un autre, que ce soit sur un tapis de méditation ou sur un tabouret de concert ! Cela pourrait devenir magique pour une tonne de raisons, ou terrible pour une autre tonne de raisons. Cependant, lorsque je m’octroie l’espace d’être présente à moi-même et à mon environnement, même si ce qui se montre est très dur, je me sens vivante, et entière, et complètement moi, à ma place. 

Je tiens à exprimer ma profonde gratitude à Yves et Rosmarie pour leur dévotion à allumer chez les autres le feu qui brûle en eux, à Ozan pour m'avoir guidée à travers mon tout premier cycle de 8 semaines, ainsi qu'à Ilios et Caroline pour avoir fondé Emergences et ainsi introduit la pleine conscience dans ma vie.

par Solène Beaudet