Cultiver son coeur
"Nous recherchons les effets de la méditation dans les scans du cerveau. Mais il ne s’agit pas en premier lieu de cultiver notre esprit mais plutôt notre coeur. Sur notre coussin de méditation nous découvrons le trouble, la convoitise et l’aversion dans notre coeur. Et dessous se cachent l’amour, la compassion, la gratitude et la volonté de regarder. Ce que nous cultivons, c’est la manière d’appréhender; ce que nous cultivons, c’est ‘porter les choses dans notre coeur’. Ce que nous cultivons, ce n’est plus ‘le coeur de pierre’ mais la présence à coeur ouvert."
Edel Maex publie régulièrement de très beaux textes sur son blog. Grâce à l'aide généreuse de bénévoles, nous avons entrepris de les traduire en français afin d'en faire profiter un plus grand nombre. Merci à Anne-Marie qui a traduit ce billet.
Comment définirait-on le bouddhisme? Comme une religion, une philosophie ou plutôt comme de la psychologie? Les points de vue à cet égard divergent. Le bouddhisme est né dans une culture où les concepts de religion, de philosophie et de psychologie étaient inconnus. Lui donner une place dans l’une de ces catégories si typiquement occidentales relève donc de l’improbable.
Ce que nous appelons bouddhisme est un amalgame hétérogène dont certains éléments pourraient prendre place sous le dénominateur de religion. D’autres éléments se rattachent à la philosophie tandis que d’autres encore s’apparentent à la psychologie. Ajoutons que certaines caractéristiques font penser au chamanisme, voire à la magie et à la superstition, du moins à nos yeux.
Sommes-nous obligés de considérer le bouddhisme comme un tout ou pouvons-nous en retirer des éléments et en laisser d’autres de côté? Vouloir prendre le tout, c’est plus que nos mains peuvent contenir, fussent-elles grandes. Chaque tradition bouddhiste a posé ses choix spécifiques.
En visitant la belle exposition sur le Sarvavid Vairochana au MAS à Anvers, on pourrait s’imaginer que le bouddhisme est quelque chose de très compliqué, une sorte de sport de haut niveau pour le cerveau. Mais on peut faire nettement plus simple. Ce verset du Dhammapada exprime à mes yeux la simplicité du dharma:
Ne pas faire le mal,
accomplir ce qui est bien,
cultiver son coeur :
c'est là tout l'enseignement de l'Eveillé.
(Dhp 183)
La traduction de ce verset n’est pas chose aisée. Pour les personnes intéressées, j’ajoute un lien vers une analyse du verset original en Pali.
La première ligne ‘Ne pas faire le mal’ peut se lire comme un résumé des préceptes: ne pas tuer, ne pas voler, ne pas avoir une mauvaise conduite sexuelle, ne pas avoir de mauvaises paroles et ne pas consommer de drogues.
Ceci rappellera à certains les dix commandements. Si le contenu est similaire, le cadre est totalement différent. Si l’on ment dans le contexte chrétien, on commet un péché parce qu’on s’oppose à la volonté de Dieu. Si l’on ment dans le contexte bouddhique, on commet une bêtise car on provoque une souffrance.
Damien Keown dans son ouvrage sur l’éthique bouddhique s’étonne que le bouddhisme ne connaisse pas d’éthique. Il signifie par là que le bouddhisme n’a jamais produit une tradition d’analyse philosophique des normes morales. Mais est-ce vraiment étonnant? Le bouddhisme ne se laisse pas enfermer dans des concepts occidentaux.
La conception de l’éthique dans le bouddhisme semble plutôt psychologique que philosophique. Les cinq silas ou préceptes sont les contours qu’il vaut mieux ne pas dépasser si l’on ne veut pas provoquer de souffrances.
Pourquoi les gens ne s’en tiennent-ils pas aux contours? En premier lieu par ignorance. Notre ignorance nous fait nous cramponner à la convoitise et à l’aversion. C’est ce qui nous précipite dans les problèmes.
La deuxième ligne ‘Accomplir ce qui est bien’ est considérée dans de nombreuses traductions comme le reflet de la première ligne. Ne pas faire le mal s’oppose à faire le bien. Prise comme telle, cette ligne n’ajouterait rien. On rencontre souvent ce genre de reflets dans le Palicanon, y compris dans le Dhammapada. Mais quand on lit ce verset en Pali, on s’aperçoit qu’il s’agit d’autre chose. Le choix des mots dans les deux versets est différent. Le ‘faire’ de la deuxième ligne implique bien plus un ciblage que le ‘pas faire’ de la première ligne. Et le mot ‘kusala’ que je traduis ici par ‘ce qui est bien’, ce n’est pas simplement ‘le bien’ opposé au ‘mal’. On s’est posé assez bien de questions quant au contenu précis de ‘kusala’. Le mot contient une intention et la capacité de réaliser cette intention. D’où la traduction: ‘ce qui est bien’.
Mais que s’agit-il de réaliser? Certains ont la croyance que l’objectif du bouddhisme est de ne pas renaître. C’est une option, mais c’est aussi réduire le bouddhisme à une superstition comme une autre. D’autres pensent qu’il s’agit d’atteindre un ici et maintenant intemporel et incommensurable, le nirvana. Cela me semble relever de l’égoïsme le plus pur. Alors que la première ligne du verset indique les contours qu’il vaut mieux ne pas transgresser, cette deuxième ligne concerne à mon avis ce que nous pouvons faire à l’intérieur de ces limites.
Qu’est-ce qui est bénéfique? Ne pas provoquer de souffrances, cela veut-il dire que nous ne pouvons incarcérer un malfaiteur parce que nous nous interdisons de faire souffrir cette personne? On me pose souvent des questions telles que ‘la compassion signifie-t-elle que je dois supporter toutes les humiliations que m’inflige ma belle-mère?’ Être humilié, est-ce bénéfique? Pour soi, pour la personne qu’on humilie? Il est probable que non.
Keown a raison quand il dit que le bouddhisme n’offre pas de réponse contrastée. Notre comportement a le plus de chances d’être bénéfique s’il est issu de l’amour, de la compassion, de la joie partagée et de la spontanéité sans préjugés. Mais la question demeure ouverte. Et c’est tant mieux: la question reste ouverte et peut être évaluée sans cesse.
La troisième ligne ‘cultiver son coeur’ est souvent traduite par ‘purifier son esprit’. Je préfère le mot ‘cultiver’ parce que ‘purifier’ a trop d’autres connotations. Le mot ‘citta’ en Pali signifie en premier lieu ‘coeur’ comme dans ‘y mettre tout son coeur’ ou ‘porter dans son coeur’.
Le bouddhisme est trop souvent considéré comme quelque chose de mental. Dans les peintures de l’exposition au MAS, on voit que les phylactères qui représentent la méditation de Vairochana surgissent généralement du coeur.
Nous recherchons les effets de la méditation dans les scans du cerveau. Mais il ne s’agit pas en premier lieu de cultiver notre esprit mais plutôt notre coeur.
Sur notre coussin de méditation nous découvrons le trouble, la convoitise et l’aversion dans notre coeur. Et dessous se cachent l’amour, la compassion, la gratitude et la volonté de regarder. Ce que nous cultivons, c’est la manière d’appréhender; ce que nous cultivons, c’est ‘porter les choses dans notre coeur’. Ce que nous cultivons, ce n’est plus ‘le coeur de pierre’ mais la présence à coeur ouvert.
Nous apprenons aussi à vivre avec la douleur dans le coeur car quand nous ouvrons notre coeur et regardons sans préjugés, nous sommes davantage conscients de la douleur. Et nous apprenons à vivre avec l’ignorance et avec la question infiniment ouverte qui doit se poser constamment: ‘qu’est-ce qui est bénéfique?’ C’est la question à laquelle la réponse ne sera jamais définitive.
La quatrième ligne dit ‘C’est là tout l’enseignement de l’Eveillé’. ‘Enseignement’ est ici la traduction du mot Pali ‘sassana’. C’est également le mot que le thaïlandais a emprunté au Pali pour traduire le concept occidental de ‘religion’. C’est la raison pour laquelle cette ligne est souvent interprétée comme: ‘c’est l’enseignement du bouddhisme’.
On traduit souvent ‘les Eveillés’ par ‘Les Bouddhas’. En Pali, en effet, on utilise le mot bouddha. Il s’ensuit toujours une discussion: pourquoi ‘bouddha’ est-il mentionné au pluriel? Le bouddhisme le plus ancien ne connaissait qu’un seul Bouddha, et non pas un panthéon de bouddhas, comme dans le mahayana et le vajrayana.
On peut se poser sérieusement la question de savoir si dans cette ligne, il s’agit de Bouddha ou de bouddhisme. Dans le Palicanon, le Bouddha est rarement appelé Bouddha. Quand on parle de lui, il est le plus souvent question de Bhagava. On s’adresse à lui en disant Bhante, comme l’on fait pour s’adresser respectueusement à un moine. Il se réfère à lui-même par le nom de Tathāgata. Ce n’est que dans des textes tels que le Lotus Sutra apparus plusieurs siècles plus tard qu’il est systématiquement question de Bouddha.
Le mot bouddha dans ce texte est peut-être tout simplement une forme verbale: le participe passé du mot Pali ‘éveiller’. Dans ce cas, le pluriel n’est pas un problème. Il y en a plusieurs. La ligne concerne ce que nous pouvons apprendre de ceux qui sont éveillés.
De quoi nous éveillons-nous? Nous nous éveillons d’une brume, de l’engourdissement de l’ignorance, du trouble qui nous fait nous cramponner à la convoitise et à l’aversion et qui nous cause toujours des problèmes.
L’éveil, c’est le revirement que nous opérons dès que nous réalisons que nous n’y arriverons pas avec simplement la convoitise et l’aversion. C’est le choix de l’amour, de la compassion, de la joie partagée et de la spontanéité. L’éveil est un projet pour toute une vie. Dans le Palicanon on peut lire comment Mara tente constamment de séduire le Bouddha. Et comment il doit à chaque fois déchiffrer son jeu. Lui aussi cultive son coeur sans cesse.
Il est faux de croire que cultiver son esprit nous apportera la lumière. C’est l’inverse. L’éveil nous amène à cultiver notre coeur. C’est ce que nous apprennent ceux qui sont éveillés.