Emergences - Abus et vulnérabilité
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Abus et vulnérabilité

"Il y a deux façons de réagir face à la vulnérabilité de quelqu’un. Dans une relation d’abus, la vulnérabilité de l’autre est l’endroit où vous devez être. C’est là que vous pouvez le toucher. C’est là que vous pouvez dépasser sa limite. Dans une relation basée sur le respect, la fragilité de l’autre est l’endroit où vous vous arrêtez ; l’endroit où, si nécessaire, vous protégerez l’autre."

Edel Maex, qui nous fera l'immense plaisir d'être des nôtres lors de la matinée de méditation organisée le dimanche 27 septembre prochain dans le cadre des Journées Emergences, publie assez régulièrement de très beaux textes sur son blog. Grâce à l'aide généreuse de bénévoles, nous avons entrepris de les traduire en français afin d'en faire profiter un plus grand nombre.
Merci à Lydwine qui a traduit ce deuxième billet sur la vulnérabilité.


J'ai vu sur Twitter une phrase extraite de mon dernier livre : “Un maître bouddhiste ne peut jamais avoir un pouvoir plus grand que celui que ses élèves sont disposés à lui donner ». En effet, mais si vous écrivez cette phrase hors contexte, cela paraît tellement simple. Dans le contexte du récent et énième scandale de comportement abusif d’un maître  bouddhiste, on pourrait même abuser d’une telle phrase pour culpabiliser les victimes. Vous n’aviez pas à donner autant de pouvoir à l’auteur du méfait. Ce n’est malheureusement pas aussi simple.

Nous utilisons facilement des mots tels que : abus, comportement abusif, violence physique ou psychique. Mais le sens que nous donnons à ces mots n’est pas toujours aussi évident. Quelle limite est-elle dépassée, se demandait quelqu’un, celle de la loi, celle d’un code de  conduite ? Les codes et les lois sont évidemment nécessaires. Un contact sexuel avec un enfant est toujours un crime, quelles que soient les circonstances. Si un médecin entame une relation avec un patient, on est face à une violation du code de déontologie. Mais les lois et les codes ne peuvent que toucher au sommet de l’iceberg. Une grande partie reste cachée.

Et pourquoi ne parle-t-on que de l’abus sexuel? On a parfois l’impression que nous sommes plus avides de sensationnel qu’intéressés par le sort des victimes. J’ai un jour essayé d’expliquer à un maître que, si en tant que médecin je me comportais avec mes patients comme lui se comportait avec ses élèves, j’aurais de sérieux problèmes avec la commission de discipline. Il n’était pas question dans ce cas de contact sexuel mais d’aide dans le ménage, de petits travaux, de baby-sitting. Le maître  n’y voyait aucun problème. Dans sa tradition, ce type de services était inhérent au statut d’élève. J’ai beaucoup de mal à comprendre cela. Pour un médecin ou un psychothérapeute, il s’agirait d’un comportement abusif. Un maître bouddhiste est-il donc autorisé à tout, sauf au sexe ?

Un comportement abusif va bien plus loin que les lois et les règles. La limite est celle de l’intégrité personnelle de l’autre. Je ne connais pas de définition à 100% correcte de la violence ou de l’abus. La définition pragmatique que je fais mienne est la suivante : ne pas accorder le droit d’être à la perspective de l’autre. En bref, cela signifie: « Je n’en ai rien à faire que tu aimes ça ou pas, je le veux parce que moi, j’aime ça. »

Il y a deux façons de réagir face à la vulnérabilité de quelqu’un. Dans une relation d’abus, la vulnérabilité de l’autre est l’endroit où vous devez être. C’est là que vous pouvez le toucher. C’est là que vous pouvez dépasser sa limite. Dans une relation basée sur le respect, la fragilité de l’autre est l’endroit où vous vous arrêtez ; l’endroit où, si nécessaire, vous protégerez l’autre.

Un comportement abusif peut être très clair, mais également très subtil. Forcer quelqu’un à avoir des relations sexuelles sous la menace d’une arme est quelque chose de très clair. Mais si le point vulnérable de quelqu’un est son incertitude, et que vous lui racontez des choses telles que : « Tu es quelqu’un de tellement spécial, tu as une âme tellement profonde … » et ce, jusqu’à ce que cette personne devienne tellement folle qu’elle accepte toutes vos avances. Dans ce cas, aucune loi n’est transgressée. Stricto sensu, il est alors question de consentement mutuel alors qu’en fin de compte, on est toujours en présence d’un abus. Et une fois l’ivresse passée, l’autre se sentira non seulement abusé mais aussi honteux, car nous avons honte de notre vulnérabilité émotionnelle. Et cette honte nous rend encore plus vulnérables.

Personne n’a honte de ne pas avoir une peau pare-balles. Personne ne fait un problème du fait que les policiers portent un gilet pare-balles. Si nous posons la question de savoir comment la victime de violences sexuelles ou psychiques aurait pu se protéger, nous risquons de nous voir reprocher de placer la responsabilité en la personne de la victime plutôt que dans celle du coupable. Mais nous ne disons quand même pas non plus à nos enfants : suis n’importe quel adulte qui te le demande, tu n’es pas responsable s’il abuse de toi. Il est important de reconnaître notre vulnérabilité et de la prendre au sérieux.

Où est notre vulnérabilité d’élève face à un maître  bouddhiste ? En premier lieu dans le malentendu qui consiste à penser que nous ne sommes pas bons, que nous n’avons rien compris et dans l’autre malentendu qui consiste à croire que le maître  lui, a en revanche tout compris et est bon.

Combien d’écrits bouddhistes contemporains ne nous donnent-ils pas le sentiment que nous ne sommes pas bons ? Nous avons un trop grand ego, nous ne parvenons pas à nous défaire des choses auxquelles nous sommes attachés. Si on lit les textes bouddhistes anciens, on constate que Bouddha ne prend jamais ce ton-là. Le Bouddha parle toujours très concrètement. « La naissance de ceci entraîne la naissance de cela ». Il répond aux questions ou il donne des instructions claires. Le Bouddha ne menace jamais du doigt en disant que nous ne faisons pas les choses « comme il faut ».

Les banalités classiques sont l’”attachement” et l’”ego”. Sur le site de Sweeping Zen, on peut lire un poème poignant d’un des élèves de Sasaki Roshi.

Roshi, you are a sexual abuser
“Come” you say as you pull me from a handshake onto your lap
“Open” you say as you push your hands between my knees, up my thighs
fondle my breasts
rub my genitals
french kiss me

I told you I don’t like it.
I asked you why you do this?
You said, “nonattachment, nonattachment, you nonattachment

La recherche de la destruction de l’ego serait selon un auteur un élément essentiel, non seulement du bouddhisme, mais de nombreuses idées et pratiques religieuses, puis-je lire dans le Boeddhistisch Dagblad . A titre d’illustration, un texte extrait du Pali Canon.

Toutes les manifestations sont périssables.
Toutes les choses périssables mènent en fin de compte à la souffrance.
Tout est instable, sans essence permanente, sans soi”.
Ce sont là les trois caractéristiques de l’existence.

Personne ne voit cette contradiction flagrante ? Le bouddhisme ancien n’a même pas la notion d’un ego comme nous l’entendons actuellement, comment pourrions-nous alors le détruire ? Anatta, le non-soi, est une caractéristique de toutes les manifestations. C’est un point de départ, pas quelque chose qui doit être atteint. Mais cela peut devenir une arme puissante aux mains d’un maître . Tout ce que vous faites et pensez est une expression de votre ego qui doit encore être détruit. De cette manière, l’abus devient même inhérent au bouddhisme. La perspective de l’autre n’est pas quelque chose qui doit avoir le droit d’être mais qui doit être détruit aussi violemment que possible. L’opposition de l’élève en revanche n’est rien de plus que son propre ego.

Cela peut devenir une culture dans un sangha. Vous plaindre auprès de vos condisciples ne fait que confirmer que vous avez tort et combien le véritable non-moi est encore éloigné de vous. Nous pensons qu’il doit en être ainsi. Le maître  ne fait que ce que son propre maître  a fait avec lui. En devenant élève, l’élève lui en a donné l’autorisation. C’est ainsi que cela fonctionne.

Sois ton propre maître disons-nous alors. Cela semble être l’ultime reconnaissance de votre propre perspective. Mais si j’ai envie d’apprendre votre recette de la tarte aux pommes, je ne souhaite pas que vous me répondiez: “Sois ton propre maître ”. Je veux que vous me l’appreniez, ou que vous me disiez que vous voulez garder cette recette pour vous, ou que vous avouiez que vous ne la connaissez pas. « Sois ton propre maître ” peut signifier la véritable fin de toute notion d’apprentissage. Mais si je considère ma propre vie : j’ai appris des choses de tant de personnes. Je n’aurais pas voulu manquer cela.

“Sois ton propre maître ” devient vite un paradoxe assené par les maîtres très autoritaires. Si vous voulez recevoir une réponse : « sois ton propre maître  ». Si vous trouvez votre propre réponse: “c’est à nouveau ton ego”. Les paradoxes sont des figures de style qui peuvent aider à exprimer en langage courant ce qui n’est pas exprimable en langage courant, tout comme les métaphores et autres figures de style que nous pouvons retrouver dans un langage poétique. Mais ils peuvent également être mal utilisés, comme un « double bind », par lequel le maître  réussit à maintenir chaque fois l’élève dans une position vulnérable.

Nous trouvons également que l’abus aurait dû être signalé plus vite, par la victime, par d’autres personnes et responsables concernés. « Je ne pourrais plus me regarder dans un miroir si je m’étais tu », dit un avocat. Comme d’habitude, ce sont les cordonniers qui sont le plus mal chaussés . La réalité c’est qu’entretemps, beaucoup de gens doivent continuer à se regarder dans un miroir tout en s’étant tus, ou en ayant parlé et n’ayant pas été entendus ou en ayant parlé et ayant été réduits à rien.

Nico Tydeman décrit dans son livre sur la transmission comment son maître  le menaçait de lui retirer ses compétences de maître  s’il ne se conformait pas. C’est ce qui m’est arrivé il y a des années lorsque j’ai voulu interpeller un maître  à propos de son comportement. Je n’aurais plus pu me regarder dans un miroir si je ne l’avais pas fait. Le résultat fut que je fus immédiatement excommunié en public, du sangha dont faisait partie mon groupe et de l’Union boudhiste belge. Quelqu’un qui entre en conflit avec son maître  n’est pas apte à donner cours sur l’éthique bouddhiste, fut la raison qu’on me donna. Mais qui contrôle le maître ?

Allons-nous résoudre ce problème par des réglementations et des codes de conduite? Le bouddhisme possède un code de conduite vieux de 2500 ans qui ne laisse rien à désirer en matière de clarté. Cela n’a malheureusement pas empêché tout cela d’arriver. En dehors des codes, nous avons besoin de transparence. “Un maître  ne peut jamais avoir un pouvoir plus grand que celui que les élèves sont disposés à lui donner ». Pour cela, ce qu’il arrive maintenant est nécessaire : que les gens osent parler, que soit mis en lumière tout ce qui a été caché si longtemps, que les mécanismes soient dévoilés. Cette transparence me paraît être la meilleure prévention.